Actualités

18 janvier 2017

Philosophie et théâtre : le rapport du comédien au temps

||
8 Commentaires

Dans le temps subjectif vécu par l’individu s’imbriquent le souvenir du passé et l’attente de l’avenir. Le comédien, par formation et métier, démultiplie les temporalités vécues.

Temps techniques multiples et question de la présence scénique

La qualité du rapport du comédien au temps a une incidence sur la qualité de sa présence scénique. Si l’on entend la notion de « présence » comme perception par le spectateur d’un charisme, d’une aura du comédien en scène, il est utile de revenir à son essence originelle. La « présence » est d’abord la qualité d’être-là, ici et maintenant.

Or, le comédien est avant tout aux prises avec une gestion technique du temps : temps des entrées et sorties de scène, temps de parole, temps de l’attente en coulisse… Il est aussi traversé par le temps de l’intrigue et du rôle. Sans compter sur l’exigence de sa propre prestation artistique en tant que comédien devant fournir une expérience de la voix (off) de qualité.

S’ajoute à ces temps techniques, une superposition de temporalités, plus ou moins conscientes, en fonction de la technique de jeu. Par exemple, les comédiens faisant appel à une technique stanislavskienne mobilisant un « revivre », réactiveront émotionnellement des passés réels (le leur) ou fictifs (imaginés en répétition). Le comédien doit donc être capable de fondre cette multiplicité de temporalités dans le ici et maintenant de la scène, d’inventer un présent qui est celui de sa présence à lui-même, à l’autre et au monde. Le travail de répétition théâtral lui permet de réaliser cet alliage temporel et d’atteindre à la présence pure, mélange d’hyper-conscience du moment et de lâcher-prise.

Risque dysfonctionnel

La présence du comédien est un équilibre fragile, qui dépend de sa capacité à être-là, au présent. La démultiplication des temporalités vécues, une hypertrophie structurelle du passé et de l’avenir, peuvent altérer cette présence.

Hypertrophie du passé : l’impossibilité de l’oubli

Le comédien est un professionnel de la mémoire, pas seulement celle des textes qu’il joue. Son travail sur lui-même a aiguisé sa mémoire événementielle, sensorielle, affective. Sans maîtriser forcément les mécanismes singuliers de sa conscience et de son inconscient, il a appris à conditionner certaines chaînes-réflexes. Le moindre mot qu’il entend ou profère en scène peut provoquer des craquelures dans sa psyché. Toute une strate du jeu du comédien est basée sur le phénomène de réminiscence, dont les modalités sont aussi diverses que les théories du jeu.

Le présent du comédien est donc également menacé par l’hypertrophie du passé. Le comédien est privé, par métier, de l’oubli dont Nietzsche défendait la qualité de régénérescence vitale : « […] nul bonheur, nulle sérénité, nulle espérance, nulle fierté, nulle jouissance de l’instant présent ne pourraient exister sans faculté d’oubli ». L’acteur est condamné à se souvenir par formation et par métier.

Hypertrophie de l’avenir : le temps socio-économique

Un autre temps menace : le temps socio-économique qui est l’écrin du temps existentiel du comédien. Cette temporalité socio-économique, c’est le régime de l’intermittence, succession de temps de travail et de non-travail, vécus majoritairement comme temps de plein puis de vide, d’accomplissement, puis d’angoisse. Instaurée en 1969 avec l’ambition de rémunérer les périodes de répétitions, de compenser le risque structurel d’un métier à emplois de courte durée et à employeurs multiples, l’intermittence induit un rapport économique au temps. Dans ce « temps pseudo-cyclique […] de la survie », la gratuité du geste artistique se superpose au comptage des heures et des taux moyens d’indemnisation ; les rencontres artistiques tentent de coïncider avec les stratégies d’emploi ; la course contre la montre et le vide se déploient dans toute la crudité du réel. L’hypertrophie de l’avenir économique encombre le présent et la présence du comédien.

Si donc le philosophe s’intéresse peu au comédien, le comédien, lui, ne peut pas se passer des ressources du questionnement. La démarche philosophique, en tant que retour sur soi, recherche d’une sagesse, culture de la vertu en vue d’un perfectionnement, semble intrinsèque à l’exercice du métier de comédien.

Source : Implications philosophiques

|

8 Réponses

  1. thomas

    Merci madame ou mademoiselle, votre analyse du temps est si pertinente qu’elle remet les pendules a l’heure de l’acteur fut il perdu dans ses frasques temporels. admirable ! merci bien a vous

Publier un commentaire