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09 avril 2018

L’oubli, le paradoxe du comédien

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Le comédien sur scène doit connaître son texte par cœur mais doit aussi l’oublier pour s’abandonner au public. La hantise absolue du comédien est le trou de mémoire, mais nul ne peut y échapper. Il est intéressant de découvrir comment le comédien travaille l’oubli et comment l’oubli le travaille, dans la préparation des rôles et sur la scène. Intéressant d’analyser le trou de texte et son envers, l’oubli de soi – autrement appelée la « grâce ».

Chaque comédien développe, au fil des spectacles, sa méthode personnelle pour apprendre le texte. Certains se posent et utilisent une mémoire visuelle, des images qui les aident à retenir leur texte alors que d’autres par exemple ont besoin d’être en mouvement, dans un rythme pour aider le cerveau en enregistrer les mots.

Cet apprentissage est un passage obligé mais alors pourquoi dit-on aux comédiens qu’il faut oublier le texte lorsqu’ils jouent ?

« Oublier qu’il a appris le texte », telle est la problématique du comédien, qui lorsqu’il « sert » un texte, doit incarner un personnage, être et réagir au présent. Il ne doit pas avoir à chercher son texte mais l’avoir avec lui, en lui. Et tout en oubliant cet effort de mémoire, il doit garder cette mémoire vive, immédiate, continue, autrement dit : sans trou.

Car le trou de mémoire est le cauchemar du comédien et rares sont ceux qui n’y ont jamais été confrontés.
Le trou de mémoire se présente comme « un précipice abrupt », un « cratère immédiat » selon Denis Podalydès, tant l’expérience est marquante, et la sensation du temps dilatée au moment où cela se produit.  Denis Podalydès raconte comment l’incident modifie l’énonciation des répliques suivantes et bouleverse le mécanisme mémoriel pour prévenir une « rechute » et « chasser la peur »

Ce contrôle permanent et ce dédoublement du comédien, s’entendant dire avant de dire, se regardant jouer, va à l’encontre d’un idéal où le comédien s’oublie, s’abandonne pour être véritablement le personnage qu’il incarne.

Qu’est-ce que s’oublier sur scène ?

Un « état de grâce », cet état de fusion entre le comédien et son rôle, l’ici et l’ailleurs, le fantasme et la réalité, dans l’instant présent. Un plaisir immense, un sentiment de puissance et d’harmonie. Le comédien ne pense même plus à ce qu’il doit faire, il est, simplement.

« On est à la fois dans la pleine maîtrise et l’abandon, la lucidité et l’ivresse », explique Denis Podalydès.

L’oubli est comme le feu avec lequel le comédien jouerait. Impossible de « brûler les planches » sans oubli. L’oubli, comme double de la mémoire, envers libérateur, souffle, permet au comédien de s’abandonner. Mais l’oubli est aussi gouffre, énergie négative, néant, et menace ultime. Le comédien doit oublier qu’il a appris. S’oublier pour être. Venir en quelque sorte à l’oubli, comme une renaissance sur scène, jouer avec lui, s’y donner pour ne pas être dévoré par lui. L’oubli est la limite avec laquelle le comédien joue sans cesse. Si l’oubli le surprend, alors tout peut s’arrêter ; s’il le gagne, il s’en échappe alors, et tout devient possible.

Les petits trous de mémoires, que le comédien peut accueillir quelques instants, diffèrent de ces vides existentiels, ces gouffres où il se sent partir. À l’inverse de l’oubli de soi, qui réalise une sorte de fusion, ces trous écartèlent le comédien entre l’ici et l’ailleurs, dans une présence faite d’absence, où le temps s’alourdit, et l’espace se resserre. Mais ce danger, ce gouffre, font partie du jeu, et du plaisir d’être sur scène. Ces deux oublis, aux antipodes, sont en réalité indissociables. Pas d’état de grâce, sans précipice.

Source : Revue Sciences/Lettres

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